Aujourd'hui, j'ai vu un candidat sérieux. Il était là pour le
poste que nous avons à pourvoir, mais il aurait tout aussi bien pu
concourir pour le prix des jambes les plus lourdes au monde. C'est
incroyable, elles avaient l'air de peser des tonnes.
La secrétaire appelait les candidats un par un, et ils tombaient
dans mon bureau comme du gravier. J'avais l'impression de m'y noyer,
coincée derrière la table en bois massif. J'aurais voulu
m'échapper, déménager dans la vie d'une autre personne. Mais on
porte son existence comme une chemise incrustée dans la peau,
impossible à enlever.
Et encore d'autres. Je parcours leurs fiches et j'ai envie de
redevenir enfant. Être, simplement, librement. Je veux me sauver,
retrouver mes jeux de gamin. Même les coups de poings me manquent.
Leur menace qui pèse la plupart du temps, qui rend la vie tellement
plus... vivante. L'odeur de la boue sur nos vêtement après la pluie
noire et sale.
Il m'observe sérieusement pendant que je suis perdue dans la crise
de mes pensées. C'était lui. Le candidat idéal. Celui qui
parcourrait l'asphalte sombre sans relâche.
Comme par hasard, j'ai à ce moment dans la tête un tas d'enfant
affalé sur le sol d'un chambre douillette. Ils fixent de leurs yeux
hallucinés l'écran d'une télé qui crache infatigablement son
bagou marchand.
Certains disent que c'est la belle vie d'être à mon niveau de
responsabilité dans une si grande entreprise. Je ne raconte pas ce
genre de salades. Mon nirvana est ailleurs, quelque part au dedans de
moi même. Après une décennie peuplée de quelques éclairs joyeux,
mon volcan intérieur gronde. Je veux être heureuse, envers et
contre tout.
- Bien, je vais vous libérer. Nous nous verrons à la prochaine
audience. D'ici là je procéderais à la vérification de votre
dossier.
J’aperçois soudain une lueur de folie dans son visage. Je note sur
un post-it qu'il faudra lui présenter les prototypes. Il devra
également figurer sur scène, il faudra lui expliquer tout cela.
C'est mon rôle. Je réunis les papiers à transmettre à l’exécutif
avant de le raccompagner à la porte, poursuivie par des visages
d'enfants. Il semble tout penaud d'un coup, je le relâche avec
bienveillance.
Plus tard, enveloppée dans mon lit, je repense à ces souvenirs qui
ont surgi au beau milieu de l'entretien d'embauche. J'entends la mer
gronder derrière la fenêtre, comme le chant de la plus belle des
sirènes. Les vagues viennent embrasser les rochers sur la joue, et
se retirent dans l'air.
Je pense.
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